Arquivo Pessoa - Obra Édita

Álvaro de Campos

_ JE ne suis rien.

_ Jamais je ne serai rien.

_ Je ne puis vouloir être rien.

_ Cela mis à part, je porte en moi tous les rêves du monde.


_ Je suis aujourd'hui perplexe, comme qui a réfléchi, trouvé, puis oublié.

_ Je suis aujourd'hui partagé entre la loyauté que je dois

_ Au Bureau de Tabac d'en face, en tant que chose extérieurement réelle,

_ Et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.


_ J'ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.

_ J'ai sur mon sein hypothétique pressé plus d'humanités que le Christ.

_ J'ai fait en secret des puilosophies que nul Kant n'a rédigées,

_ Mais je suis, et peut-être à perpétuité, l'individu de la mansarde,

_ Sans pour autant y avoir mon domicile.

_ Je serai toujours celui qui n'était pas né pour ça;

_ Je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons;

_ Je serai toujours celui qui attendait qu'on lui ouvrît la porte

_ auprès d'un mur sans porte

_ Et qui chanta la romance de l'Infini dans une basse-cour,

_ Celui qui entendit la voix de Dieu au fond d'un puits obstrué.

_ Croire en moi ? Pas plus qu'en rien...

_ Que la Nature déverse sur ma tête ardente Son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux,

_ Quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout...

_ Esclaves cardiaques des étoiles,

_ Nous avons conquis l'univers avant de quitter nos draps,

_ Mais nous nous éveillons et voilà qu'il est opaque,

_ Nous nous levons et le voici étranger,

_ Nous franchissons notre seuil et voici qu'il est la terre entière,

_ Plus le système solaire et la Voie Lactée et le Vague Illimité.


_ (Mange des chocolats, petite;

_ Mange des chocolats!

_ Dis-toi bien qu'il n'est d'autre métaphysique que les chocolats.

_ Dis-toi bien que les religions toutes ensemble n'en apprennent

_ pas plus que la confiserie.

_ Mange, petite malpropre, mange!

_ Puisse-je manger des chocolats avec une égale authenticité!

_ Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d'argent, qui

_ d'ailleurs est d'étain, Je flanque tout par terre, comme j'y ai flanqué la vie.


_ J'ai vécu, étudié, aimé, j'ai eu la foi,

_ Et aujourd'hui il n'est de mendiant que je n'envie pour

_ le seul fait qu'il n'est pas moi.

_ En chacun je regarde la guenille, les plaies et le mensonge

_ Et je pense : « Peut-être n'as-tu jamais vécu ni étudié, ni

_ aimé, ni eu la foi,

_ (Parce qu'il est possible d'agencer la réalité de tout cela sans

_ en rien exécuter) ;

_ Peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard auquel on a

_ coupé la queue,

_ Et la queue séparée du lézard frétille encore frénétiquement. »


_ Mais le Patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, puis

_ il est resté sur la porte.

_ Je le regarde avec le malaise d'un demi-torticolis

_ Et le malaise d'une âme brumeuse à demi,

_ Il mourra, et je mourrai.

_ Il laissera son enseigne, et moi des vers.

_ A un moment donné mourra également l'enseigne, et mourront

_ les vers de leur côté.

_ Après un certain délai mourra la rue où était l'enseigne

_ Ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.

_ Ensuite mourra la planète tournante où tout cela est arrivé.

_ En d'autres satellites d'autres systèmes cosmiques, quelque

_ chose de semblable à des humains

_ Continuera à faire des espèces de vers et à vivre derrière des

_ matières d'enseignes,

_ Toujours une chose en face de l'autre,

_ Toujours une chose aussi inutile que l'autre,

_ Toujours l'impossible aussi stupide que le réel,

_ Toujours le mystère du fond aussi certain que le sommeil du

_ mystère de la surface,

_ Toujours cela ou autre chose, ou bien ni une chose ni l'autre.

_ Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter

_ du tabac ?)

_ Et la réalité plausible s'abat sur moi tout soudain.

_ Je me soulève à demi, énergique, convaincu, humain,

_ Et je vais méditer d'écrire des vers où c'est l'inverse que

_ j'exprime.

_ J'allume une cigarette en méditant de les écrire

_ Et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les

_ pensées.

_ Je suis la fumée comme un itinéraire autonome,

_ Et je savoure, en un moment sensible et compétent,

_ La libération en moi de tout le spéculatif

_ Et la conscience de ce que la métaphysique est l'effet d'un

_ malaise passager.

_ Ensuite je me renverse sur ma chaise

_ Et je continue à fumer,

_ Tant que le Destin me l'accordera je continuerai à fumer.

_ (Si j'épousais la fille de ma blanchisseuse,

_ Peut-être que je serais heureux)

_ Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.

_ L'homme est sorti du Bureau de Tabac (n'a-t-il pas mis la

_ monnaie dans la poche de son pantalon ?)

_ Ah! Je le connais : c'est Estève, animal non-métaphysique.

_ (Le Patron du Bureau de Tabac est arrivé sur le seuil)

_ Comme sous l'effet d'un instinct divinatoire Estève s'est

_ retourné et il m'a vu.

_ Il m'a salué de la main, je lui ai crié : « Bonjour, Estève! »,

_ et l'univers

_ S'est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le Patron

_ du Bureau de Tabac a souri.